Asia-Pacific Journal of Canadian Studies 2023; 29(2):145-166
pISSN: 1225-8628
IDÉOLOGIES PÉNALES ET PROSTITUTION DANS LE CONTEXTE CANADIEN
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Received: Sep 28, 2023 Revised: Nov 05, 2023 ; Accepted: Dec 08, 2023
Published Online: Dec 31, 20
Abstract
Over the past decade, Canadian law on prostitution has shifted from liberalism to postmodernism. This article explores the legislative and jurisprudential path of this ideological evolution. This evolution culminated in the adoption, in 2014, of the Protection of Communities and Exploited Persons Act and the Supreme Court of Canada’s refusal, in 2023, to hear the appeal lodged by the defendants in R. v. N.S., a decision of the Ontario Court of Appeal.
RÉSUMÉ
En matière de prostitution, le droit canadien est passé, au cours de la dernière décennie, du libéralisme au victimarisme. Cet article se propose de parcourir le cheminement législatif et jurisprudentiel de cette évolution idéologique. Cette évolution a culminé avec l’adoption, en 2014, de la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation et du refus de la Cour suprême du Canada, en 2023, d’entendre le pourvoi logé par les accusés dans l’affaire R. c. N.S., une décision de la Cour d’appel de l’Ontario.
Keywords: penal ideology; prostitution; liberalism; postmodernism; legislation; jurisprudence
본문
1. INTRODUCTION
Le législateur fait le choix de criminaliser un comportement en fonction, notamment, de considérations idéologiques. De nos jours, on s’accorde généralement pour dire qu’une telle prise en compte peut aussi concerner la fonction judiciaire. Mais il n’en fut pas toujours ainsi. De fait, la tradition doctrinale en common law a longtemps considéré comme une hérésie juridique, d’affirmer que les préférences idéologiques des juges puissent avoir une quelconque importance dans le cadre du processus psychologique qui les mène à l’élaboration de leurs décisions.
Une telle prétention apparaissait alors comme étant incompatible avec la règle de la primauté du droit, fondée notamment sur l’indépendance et l’impartialité du juge. La statue de Thémis, déesse de la justice, symbolise bien une telle conception du rôle du juge. Celle-ci, les yeux bandés, assure que la justice soit aveugle, faisant notamment écho à Montesquieu, dans L’esprit des lois, où il est écrit : « Les juges de la nation ne sont que la bouche qui prononce les paroles de la loi, des êtres inanimés, qui n’en peuvent modérer ni la force ni la rigueur (Montesquieu, 1817, p.136) ». Cet être inanimé, impassible, est exempte de sexe, race, classe sociale, opinions politiques et ainsi de suite. Il doit faire abstraction de son humanité afin d’appliquer la loi et de rendre justice, ce qui, pour les positivistes, revient au même.
Cette conception théorique traditionnelle du rôle du juge, propre au positivisme juridique, a longtemps dominé le monde de la common law quoi qu’on a toujours reconnu que la magistrature ne pouvait rendre justice sans tenir compte du contexte dans lequel s’inscrivent les litiges. Néanmoins, ce n’est réellement qu’avec l’avènement du réalisme juridique (legal realism ou sociological jurisprudence) vers 1920, que fut remis en question, de façon radicale, le modèle selon lequel le juge n’est que la bouche qui prononce les paroles du droit. Le réalisme juridique est une approche qui s’oppose à celle des positivistes eu égard à l’importance fondamentale des règles dans le cadre de l’élaboration des décisions judiciaires (Chiassoni, 2021). Les réalistes prétendent non seulement que les règles écrites noir sur blanc (Black Letter Law) sont moins déterminantes que l’estiment les positivistes, mais qu’elles peuvent même avoir peu de pertinence lorsqu’il s’agit d’expliquer ce qui se produit réellement dans l’esprit d’un juge, lorsqu’il élabore sa décision.
Les réalistes remettent en question les prétentions de neutralité politique des juges émanant du positivisme. Certains vont jusqu’à affirmer que le droit n’est rien d’autre que ce que les juges, souverains, veulent bien qu’il soit. C’est ainsi que l’on assiste, particulièrement aux États-Unis, à de véritables luttes politiques lorsqu’il est question de procéder à la nomination des juges, les partisans de telle ou telle cause sociale cherchant à promouvoir la candidature d’un des leurs. Cette attitude a atteint son point culminant au cours de la présidence de Donald Trump, celui-ci n’hésitant aucunement à crier sur tous les toits qu’il nommerait des juristes connus pour soutenir les valeurs de son programme politique. À partir du moment où la liaison entre le politique et le judiciaire s’affiche aussi ostensiblement, les politologues et sociologues du droit tout comme, dans une moindre mesure, les juristes, procèdent à l’analyse des décisions judiciaires en fonction de l’analyse des différents courants idéologiques en présence. S’il est vrai que cette approche connaît son apogée aux États-Unis, le Canada n’en a pas été épargné. C’est ainsi que le droit canadien, en matière de prostitution fait l’objet, depuis 1990, d’une lutte entre les partisans de deux idéologies : le libéralisme et le victimarisme. Nous exposerons, tour à tour, la théorie qui encadre chacun de ces modèles, de même que la mesure dans laquelle ils ont respectivement inspiré le droit positif canadien, en matière de prostitution.
2. LE LIBÉRALISME – LA PROSTITUTION, UNE BANALE NUISANCE SOCIALE
Au miroir du droit, le père du libéralisme est sans contexte le philosophe anglais du dix-neuvième siècle, John Stuart Mill. En concevant une doctrine de la tolérance vouée à la défense de la liberté individuelle, il ouvre la voie à un mouvement qui glorifie et promeut le développement d’un large espace de laissez-faire, afin que l’individu puisse s’épanouir à l’abri de l’État policier (Mill, 1877). Dans cet esprit, l’État peut intervenir par la voie du droit pénal uniquement lorsque cet individu cause un préjudice à autrui, sonnant ainsi le glas du conservatisme, l’idéologie auquel le libéralisme succède, les conservateurs estimant que l’État doit criminaliser tout ce qui offense la morale des bien-pensants (Giroux, 2002). L’un des théoriciens libéraux qui s’est le plus illustré, dans la foulée de Mill, est l’américain Herbert Packer (1968). Eu égard justement aux facteurs que les libéraux doivent considérer lorsqu’ils se demandent si un quelconque comportement doit faire l’objet d’une sanction pénale, Packer propose un critère dont trois des éléments sont particulièrement pertinents, eu égard à la problématique de la prostitution.
Tout d’abord, il arrive qu’il soit difficile de réprimer la conduite visée par une mesure pénale d’une façon non discriminatoire. C’est le cas lorsqu’elle est très répandue et que la police ne peut s’y attaquer que d’une manière sporadique, stratégique et sélective. L’exemple du “plus vieux métier du monde” est parfait pour illustrer ce propos. Lorsqu’on choisit de le criminaliser, les policiers doivent nécessairement choisir de cibler un ou des secteurs de l’industrie, à l’exclusion des autres, puisqu’ils n’ont pas les ressources suffisantes pour pouvoir adopter une attitude de tolérance zéro. Normalement, ils arrêtent leur choix sur le type de prostitution pratiqué le plus en évidence, celui que l’on pratique, sur le trottoir, à la vue des passants. En ce faisant, ils discriminent, le plus souvent, à l’encontre des prostituées les plus pauvres (Packer, 1968, p. 329), notamment celles qui proviennent de minorités ethniques ou celles qui souffrent de problèmes de dépendance. Les prostituées plus fortunées, qui pratiquent souvent dans l’anonymat des agences d’escortes et d’autres organisations de ce genre, sont ainsi généralement épargnées.
Ensuite, Packer considère que les « crimes consensuels » ne font aucune victime et devraient donc être décriminalisés. C’est notamment le cas de la prostitution. La décision de sanctionner ces comportements ne constitue pour les libéraux qu’une tentative de légiférer en matière de moralité, ce qui, pour eux, ne relève pas du ressort de l’État (Packer, 1968, P. 328).
De même, Packer souligne que nous ne devrions jamais nous attaquer à un problème social au moyen du droit pénal s’il existe une autre façon d’envisager le problème qui pourrait nous permettre de le contrer d’une façon aussi efficace. Il s’agit ici, à la façon de faire des utilitaristes, de comparer les coûts et les bénéfices qui résulteraient de considérer des problèmes comme la prostitution dans l’optique du spécialiste de la santé ou de la sécurité plutôt que de la répression (Packer, 1968, p. 37). Selon cette optique, le droit pénal doit être considéré comme une solution de dernier recours, compte tenu des graves conséquences qu’il entraîne pour l’accusé.
Au cours de la période qui nous intéresse, c’est dans le Renvoi sur la prostitution, puis dans l’affaire Bedford, que le droit positif canadien a fait le plus explicitement appel au modèle libéral, en matière de prostitution.
En 1990, dans le Renvoi sur la prostitution (Renvoi, 1990), la Cour suprême du Canada a examiné la constitutionnalité de deux des dispositions qui régissaient alors la problématique de la prostitution en droit pénal canadien : l’article 193 et l’al. 195.1(1)c) du Code criminel. C’est cette dernière disposition qui se trouve au cœur du renvoi. Elle prévoit:
Est coupable d’une infraction punissable par procédure sommaire quiconque, dans un endroit soit public soit situé à la vue du public et dans le but de se livrer à la prostitution ou de retenir les services sexuels d’une personne qui s’y livre: c) soit arrête ou tente d’arrêter une personne ou, de quelque manière que ce soit communique ou tente de communiquer avec elle.
Sa constitutionnalité fut contestée au motif qu’elle portait, atteinte, inter alia, à la liberté d’expression garantie par la Charte canadienne des droits et libertés. La majorité de la Cour a choisi de rejeter cet argument. Le juge Dickson a rendu le jugement de la pluralité de la Cour (Renvoi, 1990, par. 1-21) auquel ont souscrit les juges LaForest et Sopinka. Adoptant, à l’instar de l’ensemble de ses collègues, une rhétorique libérale qui lui a fait juger que la disposition contestée porte atteinte à la liberté d’expression, il a néanmoins conclu que l’alinéa 195.1(1)c) est une limite raisonnable à cette liberté, au sens de l’article premier de la Charte. Selon lui, l’expression commerciale est protégée par la liberté d’expression de sorte qu’une loi qui sanctionne le fait de communiquer dans le but de conclure le contrat sexuel enfreint l’alinéa 2(b) de la Charte. Toutefois, dans le cadre de l’analyse entourant l’article premier de la Charte, qui permet des limites aux libertés garanties, il juge que la prostitution de rue entraîne divers types de nuisance sociale dont l’encombrement des rues, le bruit, le harcèlement de ceux qui ne participent pas à la sollicitation et divers effets néfastes sur les passants ou les spectateurs, surtout les enfants. Si on se réfère au schéma d’analyse de John Stuart Mill (Mill, 1877), on peut donc conclure que, pour le juge Dickson, la prostitution de rue entraîne un préjudice suffisant sous forme de nuisance sociale pour justifier que la conduite en question soit criminalisée.
La juge Wilson, dissidente, a choisi de s’opposer au juge Dickson (Renvoi, 1990, par. 109-158). Pour elle et la seule autre juge de sexe féminin au sein de la Cour, la juge l’Heureux-Dubé, la disposition contestée n’est pas une limite raisonnable à la liberté d’expression du fait qu’elle n’exige pas que le ministère public prouve que le comportement de l’accusée a effectivement entraîné une nuisance en l’espèce.
Le juge Lamer, pour sa part, a rendu un jugement en solo (Renvoi, 1990, par. 22-108). Bien qu’il se dise d’accord avec le juge Dickson quant à l’issue à donner au pourvoi, il arrive à ce résultat en recourant à une analyse victimariste. Pour le juge Lamer, la loi vise non seulement à enrayer la nuisance causée par la sollicitation de rue mais aussi à protéger les femmes contre ceux, en particulier des souteneurs, qui voudraient les entraîner vers la prostitution. Il estime que le législateur avait notamment l’intention, en adoptant l’alinéa 195.1(1)(c), d’empêcher les femmes de devenir victime de cette forme d’”esclavage”. Ici, la prostitution est considérée comme une activité qui avilit la dignité personnelle de la prostituée et permet aux souteneurs et aux clients d’exploiter la position désavantagée de la femme, dans notre société.
Le Renvoi sur la prostitution illustre bien la proposition selon laquelle le rapport entre les droits à la liberté que garantit la Charte et la clause limitative se prête bien à l’application du schéma propre à la pensée de John Stuart Mill (Mill, 1877), qui veut que la liberté individuelle soit respectée tant que l’on ne porte pas préjudice à autrui. Selon ce schéma, la liberté individuelle est la règle, ses limites étatiques, l’exception. Le rapport entre les droits garantis par la Charte et son article premier permet de donner effet à ce schéma. Comme nous le voyons ici, les juges majoritaires peuvent se permettre, dans un premier temps, d’adopter une attitude libérale en concluant que l’alinéa 195(1)c) porte atteinte à la liberté d’expression. Mais par la suite, en appliquant l’article premier conformément au critère de l’affaire Oakes (Oakes,1986), on conclut que cet alinéa respecte néanmoins la Charte puisque son objectif d’enrayer les diverses formes de nuisance causée par la prostitution s’attaque à ce préjudice d’une façon qui respecte le critère de proportionnalité entériné dans cette affaire.
Par ailleurs, la décision du juge Lamer dans ce Renvoi, en introduisant, pour la première fois, la confrontation entre les idéologies libérales et victimaires, face à la problématique de la prostitution, s’avère prémonitoire de la lutte que ces deux idéologies se livreraient par la suite. C’est ce que nous verrons bientôt en étudiant, tout d’abord, l’affaire Bedford ; ensuite la réaction du législateur qui y donnait suite avec l’adoption de la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation (LPCPVD); finalement, l’affaire R. c. N.S. (N.S., 2022), qui semble solder la victoire de l’idéologie victimaire dans le domaine de la prostitution, après que la Cour suprême du Canada eut refusé d’entendre le pourvoi logé à l’encontre de la décision de la Cour d’appel de l’Ontario, dans cette affaire.
Dans Canada (Procureur général) c. Bedford (Bedford, 2013), des prostituées demandent que soient déclarées inconstitutionnelles les trois dispositions du Code criminel qui encadrent leur métier, celles portant sur les maisons de débauche, le proxénétisme et la communication en public à des fins de prostitution. Elles prétendent que ces dispositions portent atteinte à leur droit à la sécurité, garanti par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. La Cour suprême du Canada, leur donnant raison, a unanimement jugé inconstitutionnelle chacune de ces interdictions en précisant toutefois qu’il demeure permis pour le législateur d’encadrer la pratique du plus vieux métier du monde tant qu’il respecte les droits constitutionnels des prostituées.
L’article 210 crée l’acte criminel de tenir une maison de débauche ou de s’y trouver. La portée de l’expression « maison de débauche » est large. Elle englobe notamment le cas de la prostituée qui reçoit ses clients dans sa résidence, cette interdiction l’obligeant ainsi à trouver un autre lieu pour pratiquer son métier. Or, la preuve révèle que la forme de prostitution la plus sécuritaire est celle qui se pratique dans un lieu fixe. On sait aussi que travailler à l’intérieur est beaucoup moins dangereux que dans la rue. Tel que l’affirme la Cour suprême :
(D)ispenser leurs services dans une maison de débauche accroîtrait la sécurité des prostituées en les faisant bénéficier de l’avantage sécuritaire de la proximité d’autres personnes, de la familiarisation avec les lieux, d’un personnel chargé de leur sécurité, de la télésurveillance en circuit fermé et de toute autre mesure que permet un lieu permanent situé à l’intérieur (Bedford, 2013, par. 134).
La Cour conclut qu’en rendant la forme de prostitution la plus sécuritaire illégale, la disposition concernant les maisons de débauche porte atteinte au droit à la sécurité, garanti par l’article 7 de la Charte. Reste à voir si cette atteinte à la sécurité est conforme aux principes de justice fondamentale auxquels réfère cet article. Rappelons-nous que ces principes renvoient aux valeurs fondamentales qui sous-tendent notre ordre constitutionnel. Ici, les valeurs fondamentales qui intéressent la Cour sont celles qui s’opposent à l’arbitraire, la portée excessive et la disproportion totale.
Pour la Cour suprême, les dispositions relatives aux maisons de débauche portent atteinte au droit à la sécurité, garanti par l’article 7, d’une manière non conforme aux principes de justice fondamentale. Il en est ainsi puisque « l’effet préjudiciable de l’interdiction sur le droit à la sécurité des demanderesses est totalement disproportionné à l’objectif de ces mesures, qui n’est pas de contrer la prostitution en soi, mais de s’attaquer à la nuisance, en luttant contre les troubles de voisinage et en protégeant la santé et la sécurité publiques. À cet égard, la Cour a notamment tenu compte du faible nombre de plaintes émanant du public à l’encontre des maisons de débauche.
Bref, la Cour conclut ici que :
(l)e législateur a le pouvoir de réprimer la nuisance, mais pas au prix de la santé, de la sécurité et de la vie des prostituées. La disposition qui empêche une prostituée de la rue de recourir à un refuge sûr comme Grandma’s House alors qu’un tueur en série est soupçonné de sévir dans les rues est une disposition qui a perdu de vue son objectif (Bedford, 2013, par. 136).
L’alinéa 212(1)j) sanctionne le proxénétisme, c’est-à-dire le fait de vivre des profits de la prostitution. Bien qu’il vise essentiellement à réprimer le parasitisme des souteneurs, il a été interprété comme s’appliquant également à toute personne qui fournit un service à une prostituée afin de faciliter la pratique de son métier, tels un garde du corps, un chauffeur ou un réceptionniste. Puisque la présence de tels employés pourrait assurer une plus grande protection à la prostituée, la Cour a conclu à la violation du droit à la sécurité, garanti par l’article 7 (Bedford, 2013, par. 66-67).
Cette atteinte au droit à la sécurité n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale. En cherchant à criminaliser le fait de vivre des fruits de la prostitution dans le but de protéger les prostituées, le législateur a adopté une mesure qui nuit aux prostituées bien au-delà de ce qu’elle leur aide. En englobant la situation du garde du corps, du chauffeur et du réceptionniste, la mesure répressive comporte des effets qui s’inscrivent à l’encontre de l’objectif sécuritaire poursuivi (R. c. Bedford, 2013, par. 162).
L’alinéa 213(1)c) sanctionne le fait de communiquer ou de tenter de communiquer avec une personne en vue de se livrer à la prostitution ou de retenir les services sexuels d’une prostituée, dans un endroit public ou situé à la vue du public. La disposition vise non seulement la communication verbale, mais aussi le fait d’arrêter ou de tenter d’arrêter une personne à ces fins. La Cour a conclu, ici aussi, à une atteinte au droit à la sécurité (R. c. Bedford, 2013, par. 72). Craignant d’être arrêtées en vertu de cette disposition, les prostituées se pressent de conclure un accord avec les clients, ne s’accordant pas ainsi le temps voulu pour les évaluer adéquatement afin d’éviter ceux qui sont intoxiqués et ceux qui pourraient être violents, ou encore pour pouvoir négocier le port du condom. De même, la disposition a pour effet de faire migrer les prostituées vers des endroits isolés où elles ne peuvent compter sur leurs connaissances du milieu, afin de les protéger (R. c. Bedford, 2013, par. 69-71).
Par ailleurs, cette atteinte à la sécurité n’est pas conforme à la justice fondamentale (R. c. Bedford, 2013, par. 159). On se rappellera que dans le Renvoi sur la prostitution, une majorité de la Cour suprême a conçu l’objet de l’al. 213(1)c) comme visant à réprimer les diverses formes de nuisance sociale qui découlent de l’étalage en public de la vente de services sexuels, tels que l’encombrement des rues, le bruit, le harcèlement verbal de ceux qui ne participent pas au commerce du sexe et l’effet que celui-ci peut avoir sur les enfants. Bref, comme le réaffirme la Cour dans Bedford, il ne s’agit pas ici de chercher à éliminer la prostitution mais à la sortir des endroits publics d’où peuvent résulter de telles formes de nuisance. Or, pour la Cour, l’effet de la disposition sur la sécurité des prostituées est sans commune mesure avec cet objectif. « L’effet préjudiciable de cette disposition sur le droit à la sécurité et à la vie des prostituées de la rue est totalement disproportionné au risque de nuisance causée par la prostitution de la rue » (Bedford, 2013, par. 159).
Puisque les procureurs généraux n’ont pas cherché à justifier les violations du droit à la sécurité en vertu de l’article premier de la Charte en recourant à des arguments distincts de ceux qu’ils ont invoqués eu égard à l’article 7, la Cour a conclu que ces atteintes ne sont pas justifiées par l’article premier (R. c. Bedford, 2013, par. 163). Conséquemment les trois dispositions dont la constitutionnalité a été contestée ont été jugées invalides. Mais plutôt que de passer d’une situation où la prostitution est largement règlementée à une situation où elle ne le serait plus du tout, la Cour a préféré suspendre l’effet de sa déclaration d’inconstitutionnalité pendant un an, afin de permettre au législateur de trouver une solution au problème de la prostitution qui serait conforme à ses obligations constitutionnelles.
Nous pouvons donc constater que le libéralisme considère avant tout la prostitution comme une transaction entre deux individus souverains et égaux qui choisissent librement de s’y engager parce qu’ils y trouvent chacun leur compte. Nous verrons maintenant que la situation est tout autre lorsque ce phénomène est envisagé du point de vue du victimarisme.
3. LE VICTIMARISME – LA PROSTITUTION, UNE FORME D’EXPLOITATION SEXUELLE TRÈS DANGEREUSE
L’on peut faire remonter les origines du victimarisme à une approche théorique connue sous diverses appellations, dont notamment la pensée 68, le postmodernisme, le poststructuralisme, la déconstruction et l’identitarisme. Il s’agit en fait de quatre grands courants de pensée qui se rejoignent, malgré les nombreuses divergences qui divisent leurs adhérents. Ces quatre grands courants, qui communient tous à ce que Paul Ricoeur a qualifié de « philosophies du soupçon » (Ricoeur,1965), se nourrissent des pensées de Freud, Heidegger, Marx et Nietzsche (Ferry, 1988). Leurs philosophies ont tous en commun de considérer avec méfiance les discours dominants, en commençant par celui de l’Humanisme des Lumières et de la modernité; pour les postmodernes, ces narratifs masquent du latent, renferment des secrets; la pointe de cet iceberg discursif dissimule, sous le couvert d’une prétention à l’universel, la protection de certains intérêts, occultant ainsi la présence des laissés-pour-compte des visions du monde qu’ils défendent. La pensée 68, comme son nom le laisse entendre, nous vient de France, ses principales têtes d’affiche étant Michel Foucault, Jacques Derrida et Jacques Lacan. Importé aux États-Unis, ce courant de pensée, communément désigné sous l’appellation French Theory, a connu un immense succès au point de jouer un rôle prédominant au sein des universités américaines, en ce début de nouveau millénaire, tel que le révèle notamment l’ampleur qu’a prise deux de ses rejetons, que leurs adversaires désignent sous l’appellation de Political Correctness ou de Wokisme (Couturier, 2021). Les Wokes, ce sont les éveillés, ceux qui ont pris conscience des effets pervers de la modernité et qui se portent à la défense de ses victimes. C’est ainsi qu’ils cherchent à marginaliser, voire même à faire interdire (Cancel Culture) les manifestations des symboles qui légitiment certains personnages historiques et institutions, hier glorifiés, aujourd’hui renvoyés au banc des accusés.
Il s’agit donc pour les adeptes de cette pensée postmoderne de déconstruire la façade de ces discours, d’en faire la généalogie, dans un effort visant à révéler, au grand jour, la nudité du roi et à donner voix à ses groupes de victimes. Parmi ces derniers, on retrouve les minorités ethniques, linguistiques et religieuses, les gais et lesbiennes et les femmes. Eu égard à ces dernières, nous sommes loin d’un féminisme juridique libéral à la Élisabeth Badinter qui aurait pu dire, à l’instar de Simone de Beauvoir que « la femme est un homme comme les autres ». Certes, de Beauvoir avait déjà affirmé que « l’on ne naît pas femme, on le devient », érigeant ainsi les fondements d’une conception de la femme comme construit social. Mais alors qu’il s’agit de traiter d’un féminisme postmoderne, d’autres auteurs de référence s’imposent (Frug, 1992), pour qui l’égalité juridique entre les sexes va bien au-delà du simple fait de purger le droit positif des inégalités formelles dans lequel il baigne.
Ainsi, ce féminisme juridique exige beaucoup plus que le droit à la reconnaissance de la femme en tant que « personne » devant la loi, le droit de vote aux élections provinciales et fédérales, le droit à la propriété, le droit à un salaire juste et équitable ou le droit à un traitement équitable dans les causes d’agression sexuelle. Le type d’inégalité dont il est ici question est conçu comme étant si profondément ancrée au sein des rapports sociaux qu’il passe comme s’inscrivant dans l’ordre naturel des choses, un miroir à travers lequel se reconnaît non seulement l’homme, détenteur traditionnel du pouvoir mais également la femme, sa victime. Ainsi, on peut comprendre dans quelle mesure, pour ces auteurs, l’égalité réelle doit commencer par une entreprise radicale de déconstruction à la Derrida ou de généalogie à la manière de Nietzsche et Foucault. La structure qu’il s’agit de déconstruire, fondé sur une approche conflictuelle entre les sexes, a connu son origine chez Marx, la dyade bourgeois/prolétaire, laissant alors place à la dyade homme/femme.
Évidemment, ce schéma d’analyse, tel que nous le présentons, peut apparaître simpliste et mériterait certainement, si cela constituait l’essence de notre propos ici, d’être abondamment nuancé. Il n’en demeure pas moins qu’il nous apparaît comme étant le point de départ des adeptes de l’idéologie victimaire tant qu’à la façon d’aborder, notamment, la problématique de la prostitution. De fait, cette dernière nous semble un cas d’espèce idéal pour ces critiques de la modernité. Il n’est pas surprenant que l’idéologie victimaire se soit penché sur la pratique du marchandage du sexe. Selon cette conception, l’homme, fort de son pouvoir financier supérieur s’achète les services d’une esclave sexuelle. La relation sexuelle qui s’ensuit s’inscrit à mille lieues de la sensualité et de la tendresse, prenant plutôt les allures d’un prédateur attaquant sa proie. Le symbole est puissant de sorte que l’on ne pouvait être surpris en assistant à l’émergence de ce qu’on qualifie aujourd’hui du modèle scandinave en matière de lutte contre la prostitution. Comme nous le verrons, le droit positif canadien s’inspire de ce modèle, depuis l’adoption, en 2014, de la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation (LPCPVD). Le client de la prostituée, autrefois considéré comme un joyeux libertin par les libéraux, est désormais perçu comme un ignoble prédateur qui prend avantage de son pouvoir pour exploiter les pauvres femmes en détresse. Les partisans de l’idéologie victimaire n’hésitent pas à adopter des lois musclées, telle que celle-ci, pour mettre un terme à ce phallogocentrisme.
Au lendemain de la décision de la Cour suprême du Canada dans Bedford, on pouvait croire que cette affaire représentait une victoire non équivoque pour les partisans du libéralisme juridique. La Cour suprême, en invalidant les dispositions du Code criminel visant à réprimer la prostitution entre adultes consentants, pouvait donner l’impression d’avoir décriminalisé la prostitution, donnant ainsi le feu vert aux prostituées et à leurs clients. Diverses nuances doivent toutefois être apportées à un tel constat.
Tout d’abord, la Cour a suspendu l’effet de ses déclarations d’inconstitutionnalité, pendant un an, afin d’accorder au législateur la possibilité de remplacer la série de mesures invalidées par un schéma législatif qui aurait pour effet d’encadrer à nouveau la pratique de la prostitution, d’une façon qui se voudrait conforme aux exigences constitutionnelles formulées dans l’affaire Bedford. Tel que nous le verrons, celui-ci a profité de cette occasion afin justement d’exercer ce pouvoir, en recourant à une approche qui n’a toutefois rien de libérale.
Ensuite, c’est sur le droit à la sécurité des prostituées plutôt que sur leur droit à la liberté et celui de leurs clients que la Cour suprême s’est appuyée afin d’invalider ces dispositions. Le droit à la sécurité, à l’instar des autres droits et libertés de la Charte qui participent à la création d’une zone de non-ingérence étatique dans la vie des individus, s’inscrit certes au sein du projet libéral. Il reste néanmoins que la valeur sur laquelle s’érige la vision libérale s’articule autour d’une approche libertaire et non sécuritaire. De fait, il arrive fréquemment, autant sur la scène juridique que politique, que liberté et sécurité fassent mauvais ménage. Ainsi, nos systèmes de preuve et procédure pénales sont souvent présentés comme des synthèses issues de tentatives de réconcilier ces valeurs que l’on présente comme étant concurrentes. Bref, la cohabitation entre ces deux droits-valeurs n’est pas toujours paisible de sorte que leur rapport, même à l’intérieur d’un document de protection des droits dits fondamentaux, peut créer des effets pervers ayant pour effet d’accentuer la répression. C’est effectivement ce qui s’est produit ici. La riposte du législateur dans la foulée de l’affaire Bedford accentue la répression à divers égards. Ce résultat fut produit à travers un tournant victimariste, au nom justement d’une logique sécuritaire inspirée et légitimée par la décision Bedford.
Le système accusatoire propre aux pays de common law conçoit traditionnellement le procès pénal comme un affrontement entre deux adversaires, l’accusé face à la Couronne, personnification de l’État. Le crime est ainsi conçu comme une atteinte à l’ordre public et non pas comme un préjudice à l’égard de la victime, contrairement à ce qui est le cas dans certains pays européens, la victime pouvant se constituer partie civile au sein même de l’action pénale. Toutefois, au Canada, à partir de la fin du siècle dernier, diverses initiatives ont été prises afin de donner voix aux victimes de crimes, notamment le développement de programmes de justice réparatrice et l’adoption d’une Charte canadienne des droits des victimes (Roach, 1990). Dans le contexte de la LPCPVD, l’on franchit un pas de plus en ce sens. Le recours à l’idéologie victimaire agit comme fondement théorique à une politique de décriminalisation d’un comportement, jusque-là sanctionné par le droit pénal canadien. La prostituée étant désormais victime d’une société sexiste qui traite la femme comme un objet, il n’apparait plus acceptable de criminaliser le rôle qu’elle joue au sein de l’industrie de la prostitution. Eu égard à « l’exploiteur » de cette victime, son client, la répression se voit toutefois nettement accentuée. Pour la première fois au Canada, l’achat de services sexuels devient un crime en soi. Cette nouvelle infraction est prévue par l’article 286.1(1) du Code criminel, qui sanctionne le fait d’obtenir, moyennant rétribution, les services sexuels d’une personne ou de communiquer avec quiconque en vue d’obtenir, moyennant rétribution, de tels services. Désormais, à chaque fois qu’un client entretient une relation sexuelle avec une prostituée ou encore communique avec une personne à cette fin, celui-ci commet une infraction, et ce, en tout lieu. Les peines associées à la perpétration de ce type d’infraction sont, par ailleurs, désormais beaucoup plus sévères. Ainsi, alors que la prostitution de rue était, en vertu de l’ancien régime, l’une des rares infractions du Code criminel ne pouvant être poursuivie que par voie sommaire, elle obtient maintenant le statut d’infraction hybride, punissable par un maximum de cinq ans d’emprisonnement, peine qui s’élève à 10 ans lorsque la prostituée est mineure.
Le projet de loi C-36, à l’origine de la LPCPVD, a reçu la sanction royale le 6 novembre 2014, c’est-à-dire environ un mois avant l’échéance du moratoire fixé par la Cour Suprême dans Bedford. La déclaration d’invalidité des dispositions rendues inconstitutionnelles dans cette affaire serait entrée en vigueur le 20 décembre 2014, si le Parlement n’avait pas adopté le projet de loi C-36. Cette réponse législative à l’affaire Bedford écarte l’approche libérale qui concevait la prostitution comme entrainant tout au plus un préjudice relativement mineur, sous forme de nuisance, au profit d’une vision victimariste qui voit dans la prostitution, « une activité extrêmement dangereuse » (Gouvernement du Canada, 2023, p. 4).
Le projet de loi C-36 constitue un changement de paradigme important qui s’éloigne de la reconnaissance de la prostitution en tant que « nuisance », comme l’a conclu la Cour suprême du Canada dans Bedford, et se rapproche d’une reconnaissance de la prostitution en tant que forme d’exploitation sexuelle ayant un effet préjudiciable et disproportionné sur les femmes et les fille (Gouvernement du Canada, 2023, p. 4).
Ce glissement victimariste de la part d’un gouvernement pourtant conservateur apparait clairement lorsqu’on prend connaissance du document technique conçu par son ministère de la justice en vue d’expliquer son projet de loi. Les thèmes propres au discours victimariste y abondent. Ainsi, le gouvernement annonce son intention de protéger un groupe traditionnellement dominé, les femmes et les filles, au nombre de celles-ci, des sous-groupes parmi les plus vulnérables, tels les femmes et filles autochtones qui sont représentées disproportionnellement au sein du monde de la prostitution. Ensuite, on laisse entendre que la pratique de la prostitution s’inscrit dans une perspective déterministe en fonction d’« une variété de facteurs socio-économiques, tels que la pauvreté, la vie de jeunesse, le manque d’éducation, l’expérience de violence sexuelle et d’autres formes de violence au cours de l’enfance et la dépendance aux drogues» (Gouvernement du Canada, 2023, p. 4).
La LPCPVD remplace les infractions invalidées dans l’affaire Bedford par quatre infractions inscrites au code criminel et inspirée de cette logique victimaire. L’une d’entre elles, nous l’avons vu, concerne l’achat de services sexuels. Sa constitutionalité n’a pas été contestée dans R. c. N.S. Les trois autres ont toutefois fait l’objet d’une contestation constitutionnelle dans cette affaire: l’article 286.2, (Avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels) ; l’article 286.3, (Proxénétisme) ; et l’article 286.4, (Publicité de services sexuels). L’accusé a présenté un argument en vertu de l’article 7 de la Charte. Bien qu’il n’ait pas affirmé que l’article 7 s’appliquait aux faits de sa propre affaire, il a contesté la constitutionnalité des dispositions en se fondant sur des « hypothèses raisonnables ».
Le juge Sutherland de la Cour supérieure de l’Ontario a conclu que deux de ces hypothèses, la deuxième et la quatrième, engagent les dispositions contestées d’une manière qui enfreignent l’article 7, violations ne pouvant être sauvegardées en vertu de l’article premier de la Charte :
Hypothèse 2 : Étudiants décidant de travailler dans le secteur du sexe Deux étudiantes de 21 ans de l’Université de Western Ontario n’ont pas les moyens de payer leurs frais de scolarité et de subsistance à l’université. Elles décident de devenir travailleuses du sexe, une profession qu’elles ne connaissent pas du tout. Elles s’adressent donc à une travailleuse du sexe, qu’elles connaissent, pour obtenir de l’aide et des conseils. Celle-ci facilite leur projet en les aidant à s’installer, notamment en les aidant à trouver un local à louer pour exercer leur activité, en les aidant à recruter un agent de sécurité et un réceptionniste, et en les mettant en contact avec un photographe professionnel et un concepteur de site web pour faciliter leur publicité sur l’internet. Les deux étudiantes louent ensuite des locaux, engagent un agent de sécurité, un réceptionniste et un comptable, et commencent à vendre des services sexuels (R. c. N.S., 2021, par. 51).
Hypothèse 4 : Travailleur du sexe dans une résidence louée Le travailleur du sexe est un homme. Il est étudiant en dernière année. Il décide de louer un local, une chambre avec les mêmes étudiantes que dans l’hypothèse 2. Il utilise ces locaux pour exercer son activité sexuelle commerciale. Il gagne son propre argent. Il paie un loyer pour l’utilisation des locaux en tant que résidence et lieu d’exercice de son activité sexuelle commerciale (R. c. N.S., 2022, par. 51).
L’article 286.2 sanctionne le fait de bénéficier d’un avantage matériel, notamment pécuniaire, que l’accusé sait provenir de la prostitution. On se souviendra que les vices constitutionnels, identifiés dans l’affaire Bedford, en ce qui concerne l’ancienne disposition relative au fait de vivre des fruits de la prostitution, s’articulent autour de la distinction entre la présence ou l’absence d’exploitation, voire de parasitisme, chez ceux qui s’associent à la prostituée dans le cadre de ses activités commerciales. Or, la loi C-36 s’inspire clairement de cette distinction. Fini le jour où la prostituée était incapable d’embaucher des employés pour l’assister légitimement au sein de ses fonctions, tels que garde du corps, réceptionniste ou chauffeur. L’un des éléments clé qui permet d’opérer la distinction est le montant de la rémunération accordée à ceux qui offrent ces services. Ainsi, on ne voudrait pas que celui qui exerce le rôle traditionnel de souteneur parvienne à exercer son activité parasite sous le couvert de la protection accordée par l’alinéa 286.1(4). Toujours dans cette veine, la nouvelle loi interdit, à l’alinéa 286.2(5), que l’on reçoive un avantage matériel issu de la prostitution lorsque celui-ci a été obtenu dans le cadre des activités d’une entreprise commerciale. Le cas échéant, ceci doit également être considéré comme une circonstance aggravante eu égard à la détermination de la peine du délinquant, selon l’alinéa 286.1(6).
Selon le juge Sutherland, les étudiantes, regroupées au sein d’une coopérative, constituent ainsi une “entreprise commerciale” au sens de l’article 286.2(5)e) et ne peuvent pas, du coup, bénéficier de l’immunité prévue à l’article 286.5, qui exempte les prostituées d’une poursuite pénale. Le juge a estimé que les travailleuses du sexe dont il est question dans les cas hypothétiques sont visées par les dispositions relatives à l’avantage matériel et au proxénétisme, ce qui déclenche l’application de leurs droits à la liberté et à la sécurité de la personne, prévus à l’article 7. Au regard des objectifs de la législation, le juge a estimé que les trois dispositions ont une portée excessive. En outre, leur impact est manifestement disproportionné.
La Cour d’appel s’est dite d’avis que l’interprétation que donne le juge Sutherland, de l’expression “ entreprise commerciale “ est erronée. Pour celle-ci, si l’on considère le contexte de l’article 286.2 dans son ensemble, une “entreprise commerciale” implique nécessairement la réalisation d’un profit dérivé de l’exploitation de la prostituée par un tiers, comme c’est souvent le cas pour les salons de massage, les agences d’escorte et les bars de danseuses. Pour la Cour d’appel, l’accord de coopération, dans les hypothèses en question, n’implique pas une telle forme d’exploitation. La coopérative n’a pas pour but de réaliser des profits. Elle fonctionne en fonction d’un partage des coûts. Ainsi, puisque cette prostituée ne prend pas part à une entreprise commerciale, elle peut se prévaloir de l’exception prévue à l’article 286.2(4). Il n’y a donc pas de violation de l’article 7 de la Charte. Le droit à la sécurité de la personne de la prostituée n’est pas mis en cause parce qu’elle peut obtenir des services de sécurité en fonction d’un partage et d’une coopération (R. c. N.S., 2022, par. 79-80).
L’article 286.3(1) prévoit :
Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans quiconque amène une personne à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution ou, en vue de faciliter une infraction visée au paragraphe 286.1(1), recrute, détient, cache ou héberge une personne qui offre ou rend de tels services moyennant rétribution, ou exerce un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une telle personne.
Le juge Sutherland a décrit l’objectif de l’article 286.3 comme étant d’interdire aux tiers de gagner de l’argent grâce au commerce du sexe (R. c. N.S., 2021, par. 159). Il a conclu que tant les étudiantes, que la travailleuse du sexe expérimentée qui leur donne des conseils, pouvaient être poursuivis en vertu du paragraphe 286.3(1). Le droit des étudiantes à la liberté, garanti par l’article 7 de la Charte, a donc été enfreint parce qu’elles sont susceptibles de subir une peine d’emprisonnement si elles sont reconnues coupables de proxénétisme. Leur sécurité personnelle a également été compromise pour deux raisons : premièrement, parce que l’impossibilité de recevoir des conseils d’une travailleuse du sexe expérimentée, qui n’agit pas de manière exploitante, compromet leur capacité à se protéger du danger, et deuxièmement, parce que l’utilisation conjointe d’un logement par plusieurs prostituées, pour leur propre protection et sécurité, est interdite.
Le juge Sutherland a par ailleurs conclu que ces violations aux droits garantis par l’article 7 ne sont pas conformes aux principes de justice fondamentale qui s’opposent à la portée excessive et à la disproportion totale. L’article 286.3 a une portée excessive parce que l’un de ses objectifs est de protéger les travailleuses du sexe contre la violence, les abus et l’exploitation et qu’il limite ou empêche certains moyens de protection et de sécurité qui bénéficieraient ces dernières. Le juge Sutherland a également conclu qu’il y a atteinte au principe de justice fondamentale s’opposant à la disproportion totale parce que l’effet des mesures contestées empêchant les travailleuses du sexe de prendre des mesures qui augmenteraient leur sécurité l’emporte manifestement sur l’objectif du Parlement de diminuer la prostitution. (R. c. N.S., 2001, par. 159).
Pour la Cour d’appel, le juge Sutherland a, tout d’abord, commis une erreur dans son interprétation de l’article 286.3. Selon elle, cette disposition n’empêche pas les deux étudiantes de travailler dans le cadre d’une coopérative, tel qu’il est fait mention dans le cas hypothétique numéro deux, ou de louer une chambre à l’étudiant de sexe masculin, dont il est question dans le cas hypothétique numéro quatre. Le libellé de l’article 286.3 révèle deux modes de commission de l’infraction de proxénétisme. Tout d’abord, lorsque l’accusé « amène une personne à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution »; ensuite, lorsque l’accusé « en vue de faciliter une infraction visée au paragraphe 286.1(1), recrute, détient, cache ou héberge une personne qui offre ou rend de tels services moyennant rétribution, ou exerce un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une telle personne ». (R. c. N.S., 2022, par. 96).
Le mens rea du premier mode de l’infraction exige que la Couronne prouve que l’accusé avait l’intention d’amener une personne à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution. Celui du deuxième mode exige la preuve que l’accusé avait l’intention de poser un acte qui satisfait aux exigences de cette forme d’actus reus, dans le but de faciliter la commission d’une infraction à l’encontre de l’article 286.1(1). Il s’agit d’un mens rea d’intention spécifique. Il n’est donc pas suffisant que l’accusé aille connaissance du fait que sa contribution facilite la commission de l’infraction. Le ministère public doit de plus prouver que là était son mobile.
De l’avis du juge Sutherland, les étudiantes du cas hypothétique numéro deux ont commis l’infraction de proxénétisme sous ce deuxième mode puisqu’elles s’aident mutuellement à pratiquer le commerce du sexe. En faisant de la publicité, en obtenant des clients et en fournissant un hébergement à sa collègue pour pratiquer le commerce du sexe, chacune a caché, hébergé et exercé un contrôle à l’égard de l’autre, de même qu’une direction et une influence. En outre, chacune a agi de la sorte dans le but de faciliter le commerce du sexe de sa collègue et de l’étudiant de sexe masculin (R. c. N.S., 2001, par. 70).
Pour la Cour d’appel, même si l’on présumait que chacune des étudiantes a commis l’infraction de proxénétisme sous ce deuxième mode, ce dont elle met en doute, il faudrait également démontrer, comme nous l’avons déjà indiqué, que les étudiantes avaient l’intention spécifique de faciliter la commission de l’infraction prévue à l’article 286(1). À son avis, le juge Sutherland a commis une erreur de droit en omettant de distinguer l’intention de faciliter le commerce du sexe de celle de faciliter la commission d’une infraction à l’encontre de l’article 286.1 (R. c. N.S., 2022, par. 100). C’est plutôt celle-ci qui constitue le véritable mens rea de l’infraction de proxénétisme. Or, l’infraction prévue par l’article 286.1 consiste à obtenir, moyennant rétribution, les services sexuels d’une personne ou de communiquer avec quiconque en vue d’obtenir, moyennant rétribution, de tels services. C’est donc une disposition qui criminalise le comportement du client de la prostituée. Le comportement de la prostituée, en soi, n’est pas criminalisé. C’est donc dire que l’intention spécifique de l’article 286. 3 consiste à vouloir aider non pas la prostituée elle-même, mais bien son client. Du coup, en présumant que chacune des étudiantes a « caché, hébergé et exercé un contrôle, une direction et une influence », ceci a été fait dans le but de faciliter le travail de sa collègue et de l’étudiant de sexe masculin, non pas d’aider leurs clients. La Cour d’appel conclut donc que les étudiantes ne peuvent être reconnues coupables en vertu de l’article 286.3.
Ce raisonnement vaut également pour la situation de la travailleuse du sexe qui fournit de l’assistance aux deux étudiantes. Cette travailleuse avait l’intention de faciliter la vente des services sexuels des étudiantes et non pas de faciliter l’achat, par des clients, de ces services sexuels. La travailleuse ne peut donc, non plus, être sanctionnée en vertu de l’article 286.3.
La situation est toutefois différente en ce qui concerne la prostituée dont il est question dans le cas hypothétique présenté par M. Boodhoo. Celle-ci, selon la Cour d’appel, est coupable de l’infraction prévue à l’article 286.3, eu égard au premier mode de l’infraction de proxénétisme. Au plan de l’actus reus, elle amène ou incite une personne à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution (R. c. N.S., 2022, par. 115). La Couronne pourrait également satisfaire au mens rea de cette infraction. Elle pourrait ici prouver que l’accusé avait l’intention d’amener ou d’inciter son amie à offrir des services sexuels moyennant rétribution. Puisque la Cour d’appel a conclu, dans ce contexte hypothétique, à la présence d’une violation de l’article 286.3, il est donc nécessaire pour cette dernière de considérer la question de la constitutionnalité de cette disposition, à la lumière de la Charte.
Tel que nous l’avons expliqué plus tôt, la question de savoir si une règle de droit porte atteinte à l’article 7 de la Charte nécessite tout d’abord d’identifier l’objet de cette règle (R. c. N.S., 2022, par. 115). Pour le juge Sutherland, elle vise à dénoncer et à prohiber l’action des tiers qui profitent financièrement du travail des prostituées. Toutefois, en poursuivant son exercice de pondération fin/moyen, il commet l’erreur, aux dires de la Cour d’appel, de tenir compte non plus de l’objet de l’article 286.3(1) mais plutôt d’un des objectifs généraux de la LPCPVD, c’est-à-dire celui visant à protéger les prostituées à l’encontre de la violence, l’abus et l’exploitation, en vue d’assurer leur santé et leur sécurité (R. c. N.S., 2022, par. 118). Le juge Sutherland a conclu que cette disposition constitue une violation de l’article 7 de la Charte, en raison de la disproportion qui résulte de cet exercice de pondération, l’objet de la loi l’emportant indûment sur les effets de la violation du droit à la sécurité. Pour la Cour d’appel, bien que l’objet général d’une loi peut éclairer l’objet de ses diverses dispositions, la jurisprudence contient divers exemples illustrant la proposition selon laquelle une disposition législative n’a pas à se conformer à chacun des objets généraux de la loi (R. c. N.S., 2022, par. 119). En l’espèce, la Cour d’appel se dit d’avis que l’objet de la disposition relative au proxénétisme ne cherche pas à donner effet aux mesures de la LPCPVD qui concerne la sécurité des prostituées. Simple question de logique, nous dit la Cour d’appel, puisque l’article 286.3 ne cible pas la répression du travail des prostituées mais bien l’implication, au sein du marché de la prostitution, de parasites cherchant à s’enrichir au détriment de ces dernières.
Pour la Cour d’appel, la disposition relative au proxénétisme n’a pas une portée excessive (R. c. N.S., 2022, par. 124). Il existe un lien rationnel entre la gamme des conduites prohibées par l’article 286.3 et l’objet de cette disposition. Eu égard au droit à la liberté, garantie par l’article 7, qui serait invoquée par la prostituée dont parle Monsieur Boodhoo, la Cour d’appel est d’avis, en citant l’affaire Malmo-Levine, que « si l’on applique la norme de la disproportion exagérée, les effets sur les accusés des dispositions actuelles, y compris la possibilité d’emprisonnement, n’excèdent pas la vaste latitude que la Constitution accorde au Parlement ». (R. c. N.S., 2022, par. 125).
Eu égard au droit à la sécurité, Monsieur Boodhoo plaide qu’en ne pouvant donner suite à son projet de colocation, la prostituée devra pratiquer son métier dans des conditions plus risquées. Pour la Cour d’appel, cette atteinte à son droit ne fait pas intervenir la notion de disproportion totale (R. c. N.S., 2022, par.126). Elle réfute la position du juge Sutherland qui a exprimé l’avis contraire en raison du fait que, selon lui, le législateur ne peut à la fois autoriser le commerce du sexe tout en limitant, de manière flagrante, la capacité des prostituées d’assurer leur sécurité. Un tel raisonnement, selon la Cour d’appel, s’appuie sur une fausse prémisse, celle selon laquelle le législateur a légalisé le commerce du sexe. Pour la cour d’appel, la LPCPVD loin de légaliser la prostitution, repose sur un paradigme radicalement différent de celui sur lequel s’appuyait les mesures contestées dans Bedford. Dans cette affaire, des dispositions du Code criminel ont été invalidées car elles empêchaient les prostitués de s’adonner à une activité légale, en prenant les mesures nécessaires pour assurer leur sécurité. Depuis l’avènement de la LPCPVD, nous dit la Cour d’appel, la prostitution est clairement illégale au Canada. Le législateur considère ce phénomène comme une activité dangereuse qui met en danger la collectivité, en commençant par des prostitués, tout en s’appuyant sur des valeurs incompatibles avec nos notions d’égalité entre les sexes et de dignité humaine (R. c. N.S., 2022, par. 126). Si les travailleuses du sexe peuvent continuer à se prostituer en vertu de la LPCPDV, cela ne signifie pas pour autant que la prostitution est légale (R. c. N.S., 2022, par. 128). On exempte les travailleuses du sexe de poursuites pénales parce qu’on les considère comme des victimes, de sorte qu’il s’avérait inopportun d’ajouter à leur victimisation en cherchant à réprimer leur conduite, au moyen du droit pénal. On tolère donc leur comportement de façon à ce qu’elles n’hésitent pas à recourir à la police si elles se sentent menacées par des clients ou des proxénètes.
L’article 286(4) du Code criminel prévoit :
Quiconque fait sciemment de la publicité pour offrir des services sexuels moyennant rétribution est coupable :
a) soit d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans;
b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire passible d’un emprisonnement maximal de dix-huit mois.
Encore ici, le législateur sanctionne un comportement qui n’a jamais été réprimé au moyen d’une sanction pénale, au Canada, par le passé. Avec l’infraction concernant l’achat de services sexuels, cette disposition s’inscrit au sein d’un schéma ayant comme objectif législatif général de « réduire la demande de prostitution en vue de décourager quiconque de s’y livrer et d’y participer, et finalement de l’abolir dans la plus grande mesure possible (Gouvernement du Canada, 2023, p. 8) ».
Le recours à Internet est de plus en plus fréquent dans le domaine de la prostitution. Les prostituées et leurs clients utilisent fréquemment ce médium afin de négocier et fixer les modalités de leurs arrangements, que ce soit à partir des annonces classées d’un journal, ou de leur site Web. Le juge Sutherland en est arrivé à la conclusion que la décision du législateur de réprimer, en vertu de l’article 286.4, la publicité en matière de prostitution, amène les utilisateurs à devoir agir subrepticement, en utilisant un langage codé. À son avis, la communication demeure un élément primordial afin d’assurer la sécurité de la prostituée. Il a donc conclu que le droit à la sécurité des étudiantes est enfreint du fait qu’elles puissent difficilement communiquer franchement et de façon détaillée avec leurs clients (R. c. N.S., 2021, par. 121). De même, il s’est dit d’avis que cet article a une portée excessive et largement disproportionné pour la même raison qu’il avait indiquée en ce qui concerne l’infraction relative au proxénétisme. Bien que le législateur ait indiqué que l’un des objectifs de la LPCPVD soit de protéger les prostituées, l’article 286.4 restreint la poursuite de celui-ci.
Tel que nous l’avons vu, dans Bedford, la Cour suprême a jugé que des rencontres en face-à-face entre la prostituée et ses clients potentiels constituent une mesure de sécurité essentielle permettant aux travailleuses du sexe de prendre le temps voulu pour les évaluer adéquatement afin d’éviter ceux qui sont intoxiqués ou qui pourraient être violents, ou encore pour pouvoir négocier le port du condom. En sanctionnant le fait de communiquer à des fins de prostitution, l’ancien article 213(1)c), selon la Cour suprême dans cette affaire, porte atteinte au droit à la sécurité garanti par l’article 7. Toutefois, comme le note ici la Cour d’appel, la LPCPVD, en réponse à Bedford, a mis fin à cette restriction, tant que cette rencontre, en face-à-face, n’a pas lieu près d’une école, d’une garderie ou d’un terrain de jeu. De même, ajoute la Cour d’appel, l’article 286.5 de cette loi n’empêche pas une prostituée de communiquer avec un client potentiel en lui faisant parvenir un courriel, un texto ou en lui téléphonant, suite à sa réponse à l’annonce (R. c. N.S., 2022, par. 148).
Compte tenu de l’ensemble de ces considérations, peut-on dire que l’article 286.4 engage l’application de l’article 7 de la Charte? Pour la Cour d’appel, le fait que la LPCPVD sanctionne désormais la publicité à des fins de prostitution ne porte ainsi que minimalement atteinte à des considérations touchant à la sécurité des prostitués (R. c. N.S., 2022, par. 150). Elle note que la Cour suprême a indiqué dans Bedford qu’une telle atteinte anodine à ce droit ne met pas en jeu l’article 7.
4. CONCLUSION: LE PASSAGE DU LIBÉRALISME AU VICTIMARISME
La LPCPVD marque un tournant important dans l’évolution du droit canadien en matière de prostitution. Comme nous l’avons vu, cette mesure reflète un changement de paradigme qui nous fait passer du libéralisme à une idéologie victimaire. C’est généralement le défaut des modèles théoriques, abstraits par nature, que de chercher à englober l’ensemble des facettes d’une réalité complexe à l’intérieur d’une seule vision du monde. Cela était certes vrai du modèle libéral qui, en considérant la prostitution comme un contrat comme les autres, conclu entre deux « êtres libres et rationnels », se trouvait à occulter la situation d’un important pourcentage des travailleuses du sexe pour qui ce métier résulte moins d’un choix libre et éclairé que d’une absence de choix. On pense ici au cas de la toxicomane ou de l’indigente éprouvant des problèmes de santé mentale. On se situe ici bien loin de l’image de la prostituée que dépeint Julia Roberts dans le film Pretty Woman. Le modèle victimaire, pour sa part, a certes le mérite de mettre en lumière la dimension misérabiliste du plus vieux métier du monde en donnant une voix à celles qui, tel la Fantine de Victor Hugo ou la Dounia de Dostoïevski ont longtemps souffert, en silence. Mais comme l’affirme Robert et Bernatchez,
(L)a prostitution a plusieurs visages, allant de celui de la travailleuse du sexe autonome, ayant choisi ce métier, à celui de la victime vulnérable au coin de la rue. Les expériences vécues par les personnes qui rendent des services sexuels contre rémunération sont multiples tout comme les contextes dans lesquels elles s’inscrivent (Robert et Bernatchez, 2017, p. 47).
En poussant ce raisonnement un peu plus loin, on peut aussi comparer la situation des prostituées à ceux ou celles qui se marient par intérêt plutôt que par amour. Le gain matériel obtenu à la suite d’un tel mariage dépasse souvent de loin les revenus des prostituées. Pourtant, ces mariages sont célébrés en grande pompe et officialisés par les autorités civiles et religieuses.
Le législateur avait certes raison d’adopter la ligne dure à l’encontre des tiers qui profitent financièrement de la prostitution, en commençant par les proxénètes qui exploitent cruellement celles qui se retrouvent sous leur joug. Nous estimons qu’il est toutefois allé trop loin en adoptant l’article 286.1 qui expose, par exemple, l’adolescent de 18 ans qui s’offre les services consensuels d’une prostituée de 17 ans, à un maximum de 10 ans d’emprisonnement. Mais la constitutionnalité de cette disposition n’était pas en jeu dans l’affaire R. c. N.S. Nul doute que les tribunaux seront éventuellement appelés à s’y pencher. Lorsque ce jour viendra, il est à souhaiter qu’ils sauront corriger les excès qui se dégagent de la LPCPVD. Ils pourront alors se demander si c’est en pénalisant le client de la prostituée que l’on pourra vraiment parvenir à améliorer les conditions de vie de cette dernière? Comme nous l’avons vu, cette infraction a plutôt pour effet de forcer la prostituée et son client à transiger rapidement, ce qui empêche les prostituées de rue, les plus vulnérables de la profession, de bien jauger leurs clients, en vue d’assurer leur sécurité. Ne serait-il pas préférable de mettre l’accent sur la création de programmes sociaux afin que la décision de se prostituer devienne, pour un plus grand nombre de travailleuses du sexe, le véritable choix d’un esprit souverain et non une solution de dernier recours ? La justice ne saurait être l’apanage d’une seule idéologie, aussi vertueuse qu’elle puisse être.
REFERENCES
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